Le grand JEU du JE
2024/11/05
Le grand JEU du JE
Le « JE » est partout, omniprésent, comme un reflet dans chaque écran, un écho à chaque scroll. C’est vrai, le « JE » s’étale, s’affirme, se fait sa place au soleil numérique, et oui, il gonfle. Gonfle l’égo, bien sûr, mais il gonfle aussi notre curiosité, notre désir de nous amuser avec nos propres masques. Après tout, le « JE » devient un jeu — et on ne peut s’empêcher d’y jouer, même en connaissant les règles et les pièges. Qui pourrait résister à l’envie de participer à cette grande scène du quotidien digital où chacun est son propre metteur en scène, acteur, et parfois même, critique acide ?
Le paradoxe est là : il faut bien jouer le jeu du « JE » pour exister sur la scène des réseaux sociaux. Pas de profil soigné, pas de publication savamment calibrée ? Alors hop, disparu dans la masse des avatars sans visage, avalé par le tourbillon des informations, aussi vite oublié qu’un GIF mal cadré. La formule d’Andy Warhol « À l’avenir, chacun aura son quart d’heure de célébrité mondiale », prend tout son sens. Pour avoir ce quart d’heure, il faut monter sur scène, sortir le « JE » et lui donner la parole. Il faut jouer le jeu, sinon on est hors-jeu. Mais une fois lancé, difficile de s’arrêter : « La notoriété, c’est comme de manger des cacahuètes », disait Warhol, « quand on commence, on ne peut plus s’arrêter ». Qui n’a jamais ressenti ce petit frisson de satisfaction en voyant le compteur de likes grimper, avouons-le ?
Le jeu du « JE » n’est pas sans conséquences. En voulant exister, briller et se démarquer, il est facile de se laisser happer par cette course à l’approbation. L’égo se gonfle, il prend du volume, il s’amplifie comme un ballon de baudruche qu’on remplit de validation extérieure. Le risque, c’est qu’il éclate… et là, ça fait du bruit ! Mais voilà, sans cet effort pour se démarquer, on retombe dans l’ombre, et avouons-le, qui veut vraiment devenir un figurant sans nom dans le grand film des réseaux sociaux ? Le personal branding, ce n’est pas seulement de la vanité, c’est aussi une stratégie de survie. On y trouve une touche d’humour, une pointe d’autodérision : il faut bien rigoler de temps en temps de ses propres efforts pour capter l’attention. Parce que oui, tout le monde le sait, au fond, ce grand jeu du « JE » est aussi un peu absurde.
Pourtant, même en connaissant les limites, même en comprenant les pièges, le « JE » reste un incontournable. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de gonfler son égo, mais aussi de créer du lien, de partager une part de soi… même si c’est une part bien filtrée et bien éclairée. Nous sommes devenus nos propres médias, chacun avec sa petite chaîne personnelle, son style, son ton, ses coups de gueule et ses éclats de rire. Warhol l’avait bien pressenti : « Nous cherchons plus à durer que nous n’essayons de vivre ». Et c’est vrai, ce désir de durer, de laisser une trace, nous pousse à transformer la vie en spectacle permanent. Mais la question qui se pose, et qui prête parfois à sourire, c’est : qu’est-ce qu’on y gagne vraiment ?
Le jeu du « JE » a son charme, mais il est aussi épuisant. On y met beaucoup d’énergie, beaucoup de soi, et il arrive un moment où l’on se demande : est-ce que je joue encore, ou est-ce que c’est moi qui suis joué ? La frontière est floue, et le plaisir de se mettre en scène peut vite devenir une pression constante. Les réseaux sociaux, censés nous libérer, finissent par nous imposer une certaine forme de conformité : celle d’un « JE » impeccable, drôle, intéressant, parfait. Alors, on joue, on rit, on commente avec esprit, on fabrique des images qui doivent dire plus que mille mots, tout en sachant, au fond, que l’on participe à une mascarade.
Mais n’est-ce pas aussi là que réside la beauté du jeu ? Savoir que l’on porte un masque sans pour autant perdre de vue celui qui le porte. Il y a, dans cette grande comédie numérique, une part de liberté : celle d’essayer, de se tromper, de recommencer. « Je n’ai mis que mon talent dans mon œuvre », disait Warhol, avec ce mélange de sérieux et d’humour qui le caractérisait tant. Peut-être faut-il y voir un clin d’œil : dans cet espace où le « JE » est roi, ce qui compte vraiment, ce n’est pas d’être parfait, mais d’avoir ce petit grain de folie, cette audace de se montrer tel que l’on est, avec ses contradictions, ses doutes, et ses moments de gloire fugace.
Le jeu du « JE » n’est donc ni bon ni mauvais, il est juste là, inévitable, incontournable, un reflet de notre époque. Il révèle nos forces et nos faiblesses, nos moments de grandeur et nos petites vanités. Et si, finalement, le véritable enjeu n’était pas de savoir si l’on doit jouer ou non, mais comment on choisit de le faire ? Avec humour, avec distance, avec cette conscience que le « JE » est une pièce de théâtre où tout le monde a son rôle, mais où l’on peut, de temps en temps, s’autoriser à improviser. Parce qu’après tout, jouer, c’est aussi savoir rire de soi… et c’est peut-être là que réside la vraie liberté !
Publié le 05/11/2024
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